Vis ma vie de Démineurs #3 - Les Démineurs ou l'expérimentation de tracer autrement

Dans la pratique du gravel, les notions de tracé et de parcours prennent un sens particulier, à la croisée du sport, de l’aventure et la recherche du sauvage. Ce n’est plus seulement une question de performance, mais de cheminement. Je ne sais plus très bien quand c’est arrivé. Peut-être le jour où j’ai quitté la route sans trop réfléchir, juste pour voir ce qu’il y avait derrière cette montagne, Ce qui me plaisait, c’était l’imprévu. L’idée que le chemin puisse s’effacer, se perdre, me perdre. Le parcours n’était plus une ligne à suivre, mais une suite de décisions, de sensations, d’accidents heureux. Je roulais en gravel, et sans le savoir, j’étais en train de changer mon rapport au tracé.

Pour moi, le tracé, en tant que ligne, et le parcours, en tant que cheminement, sont deux notions fondamentales qui relient les mondes de la cartographie et de l’art mais qui prennent des significations et des fonctions différentes selon le regard qu’on leur porte : scientifique ou sensible, objectif ou subjectif.

Pour le cartographe, le tracé est un outil de repérage, de mesure et de représentation. Il cherche à figer une portion de l’espace et à en restituer une version lisible, orientée vers la compréhension du réel. Le parcours, dans ce contexte, s’inscrit dans une logique de rationalisation de l’espace, il donne un cadre, un trajet, un kilomètre, une dénivelée: 220 km, plus de 5000 m de dénivelée, 12 pépites à trouver en moins de 24h.  

À l’inverse, pour l’artiste, il ne s'agit pas seulement de représenter un lieu, mais de ressentir l’espace, de l’interpréter. Le tracé devient alors un mouvement, une oscillation, une expérimentation, une mémoire. Il peut être abstrait, fragmenté, subjectif. Le parcours devient alors sensoriel, pourquoi pas poétique : il raconte une histoire personnelle ou collective. 35 coureurs à l’assaut de l’histoire minière du massif du Canigou.

Ça y est, j’ai mon défi. Arriver au bout, rouler de nuit, partager cette aventure avec Ana mais ce n’est pas que ça ! Pour les démineurs, pour ce Canigou de coeur, comment avec mon gravel transformer le tracé en récit ? Que ce soit sur une toile, une feuille, je veux que mon vélo devienne une sorte de performance, un tracé discret, inscrit et écrit dans le paysage dicté par le parcours, ma binôme de course, mon pilotage. Mon vélo devient mon pinceau, les sentiers mon support. C’est décidé, mon vélo deviendra cyclographe !

Avant de fabriquer mon cyclographe, je ne me demande pas si c’est possible, mais comment ça pourrait marcher. Mon cerveau bouillonne, choix et résistance des matériaux, intégrer l’objet sans gêner ma conduite ni compromettre ma sécurité mais il doit interagir avec le mouvement du vélo. Rien n’existe, je dois oser sortir des usages habituels des objets et les détourner de leur fonction. Mais finalement est-ce possible ? Je n’ai plus qu’une petite poignée de jours pour réaliser ce projet et j’ai de gros doutes, idée débile, infaisable, que vont penser les autres ? En bon Catalan, je dors peu mais je ne lâche rien et je finis par trouver la recette ! Potence de vélo, support de téléphone de bureau, écrous, boulons, cache plastique de goulotte électrique, demi-compas, ficelle, feutre. Mon prototype de cyclographe est né ! Hâte et stressé de l’essayer pour les démineur.

 

Voilà, on y est ! Dans moins de 3 heures, c’est le départ. Dans l’enceinte de la Fabrica, les regards se croisent, ça discute, ça se prépare. Dehors, cette espèce de verrue sur mon vélo interroge. Tout en expliquant ma démarche, j’essaie de déceler ce que peuvent penser les gens. On est pas encore partis que j’ai déjà le cardio en zone 3. Ce n’est pas grave, j’y crois. 

Quelques minutes avant le départ, sous le regard amusé du cameraman, je fixe le feutre sous ma selle et j’insère dans le cyclographe une feuille de papier artisanal fabriquée dans les Pyrénées par la manufacture papier desman. 

Minuit sonne, le bal des lucioles est lancé, les vélos filent dans la nuit, me voilà libéré, moi et mon cyclographe. 

173 kilomètres, 3900 m de D+ et 17 heures plus tard, quelle aventure vécue avec la nuit, les bruits, les odeurs, les lumières, le froid, le chaud, les paysages, les gens, le changement de feuille de papier, le Canigou. 

Et le résultat, me direz-vous ? Et bien les voilà, 5 créations, plutôt 5 pépites qui font écho à ce que j’ai vécu et qui retracent bien l’intensité de l’expérience. 

Je trouve ça beau, j’aime me dire que dans ces dessins tracés, j’y retrouve des bouts d’histoire avec Ana, avec les sentiers, nos montées, nos arrêts, nos descentes. Avec les démineurs, le tracé cartographique et le tracé artistique se sont croisés, brouillant mes frontières entre parcours sportif et parcours esthétique. Le tracé interroge notre rapport à l’espace et, dans cette tension entre précision cartographique et liberté artistique, cette course est devenue un espace de création et son parcours un support de narration.

Avec Ana, on s’était fixé 6 pépites, j’ai aussi trouvé les miennes. Chacun est libre d’y voir ce qu’il veut, le parcours des démineurs est devenu un nouveau tracé, ou au moins un début de matière à réflexion. Une écriture mouvante, partagée, subjective, mais intensément vécue avec le corps, avec le vélo, avec ce qu’on est.

Merci Caminade d’avoir tracé cette route, merci Ana de l’avoir partagée avec moi, merci Ricardo de Velocidade pour les photos, merci Max, Aymeric, merci Chloé.

Fred @tingmiat